NICOMAQUE
RAYMOND
ARON
Mémoires
Je regrette souvent de ne pas avoir approfondi l'interrogation que l'Introduction
formulait sans lui donner réponse : qu'en est-il
de l'historisme ? Sommes-nous prisonniers d'un système de croyances que nous
intériorisons dès notre premier âge et qui commande notre distinction du bien
et du mal ? La civilisation que l'Occident répand à travers le monde entier,
vaut-elle mieux que les cultures qu'elle étouffe, aplatit, voue plus d'une fois
à la mort ? D'une certaine manière, je suis resté un homme des Lumières. Bien
sûr, je n'élimine pas d'un mot - superstition - les dogmes des Églises. Je sympathise
souvent avec les catholiques, fidèles à leur foi, qui témoignent d'une liberté
totale de pensée en toute matière profane. L'horreur des religions séculières
me rend quelque sympathie pour les religions transcendantes.
Les religions séculières diffèrent-elles en nature des croyances sociales en
général ? Toujours notre société nous enseigne à juger les hommes, les actes,
les oeuvres ; les religions séculières prétendent au monopole des valeurs ultimes.
Elles marquent, à mes yeux, une régression par rapport à la différenciation
des ordres, des idées, des systèmes. L'Occident doit, partiellement au moins,
à la dualité des pouvoirs, spirituel et temporel, sa grandeur et sa fécondité;
en Union soviétique, des pseudo-croyants maintiennent une pseudo-religion, une
prétendue vérité sociale, qui rassemblerait ou coifferait les vérités secondaires.
Pour nous, Européens, Occidentaux, l'instauration du marxisme-léninisme en vérité
d'État signifierait plus qu'une régression : une abdication. L'Occident ne vit
et ne survit que par le pluralisme. Le marxisme-léninisme mérite d'être qualifié
superstition au sens plein du mot. Les dogmes des religions de salut échappent
à la réfutation, parce qu'ils affirment des réalités ou des vérités qui, par
essence, sont inaccessibles aux enquêtes menées selon les règles de la connaissance
rationnelle. En revanche, le dogmatisme, qui prétend à une vérité ultime en
une matière qui ressortit à la recherche scientifique, tombe sous le coup de
la critique.
L'anticommunisme systématique que d'aucuns m'attribuent, je le professe sans
mauvaise conscience. Le communisme ne m'est pas moins odieux que me l'était
le nazisme. L'argument que j'employai plus d'une fois pour différencier le messianisme
de la classe de celui de la race ne m'impressionne plus guère. L'apparent universalisme
du premier est devenu, en dernière analyse, un trompe-l'œil. Une fois arrivé
au pouvoir, il se mêle à un messianisme national ou impérial. Il sacralise les
conflits ou les guerres, bien loin de sauvegarder, par-dessus les frontières,
les liens fragiles d'une foi commune.
Le pluralisme intellectuel ou spirituel ne prétend pas à une vérité comparable
à celle des mathématiques ou de la physique; il ne retombe pas non plus au niveau
d'une opinion quelconque. Il s'enracine dans la tradition de notre culture,
il se justifie, et d'une certaine manière se vérifie, par la fausseté des croyances
qui s'efforcent de le nier. Les chiite iraniens ou les marxistes-léninistes
appartiennent la même famille, dès lors que le clergé chiite veut régenter la
société civile comme le fait le parti communiste soviétique.
L'Occidental l'emporte sur le fidèle de Lénine ou de l'iman Khomeiny, parce
qu'il sait la différence entre les vérités scientifiques, si provisoires soient-elles,
et les croyances religieuses, parce qu'il se conteste lui-même, conscient que
notre culture est, à certains égards, une entre d'autres. Le refus du doute
renforce peut-être l'ardeur des combattants mais il exclut la pacification.
L'iman Khomeiny de même que les marxistes-léninistes nous rappellent que " la
foi qui agit " débouche encore à notre époque sur des croisades. Les Occidentaux
d'aujourd'hui, conscients de la pluralité légitime des autorités morales, conscients
de la particularité de notre culture, ouvrent seuls la voie à une Histoire qui
prendrait un sens.
La
sécularisation de la politique entraîne logiquement, elle aussi, un pluralisme.
Non que la concurrence des partis puisse être mise sur le même plan que le pluralisme
spirituel. Ce qui, me semble-t-il, est impliqué désormais par l'épuisement des
certitudes héritées, c'est la mise en question de l'ordre social ou du régime
politique. I1 serait déraisonnable d'affirmer que mieux vaut une société en
permanence contestée qu'une société soudée par des convictions unanimement partagées
(mieux vaut pour qui ?). Je dis que la contestation politique suit nécessairement
la contestation religieuse. Or la contestation politique est ou bien réprimée,
refoulée, étouffée par plus ou moins de violence ou de ruse ; ou bien tolérée
ou organisée en vue d'un mode de gouvernement.
Il n'en résulte pas que les régimes que j'ai appelés constitutionnels-pluralistes
puissent être dits toujours les meilleurs ou les seuls bons, destinés à une
diffusion universelle. Ils répondent à l'état mental de ce . qu'Auguste Comte
aurait appelé l'avant-garde de l'humanité. Le droit de tous de participer au
dialogue politique sur le destin commun découle de l'abandon des vérités absolues,
mais, ce droit, certaines sociétés ne peuvent l'accorder sans se dissoudre.
La démocratie, dans la philosophie classique, exigeait des citoyens, et des
citoyens vertueux, à savoir respectueux des Lois. La démocratie, dans les sociétés
industrielles, met aux prises des producteurs et des consommateurs, des groupes
d'intérêts et des partis. Le pouvoir issu de ces rivalités inévitables, limité
par elles, risque toujours de se dégrader, inévitables, méconnaître les exigences
de la sécurité collective.
Il est loisible de plaider que les hommes préféraient, et préféreraient encore,
un souverain séparé de ses semblables par le passé qu'il incarne, par le sentiment
que les sujets ont appris, au cours des siècles, à lui témoigner. Si l'on compare
froidement les inconvénients et les avantages de tel ou tel régime, en tenant
compte de tous les régimes théoriquement possibles, je ne sais si j'accorderais
le premier rang aux démocraties d'Europe ou d'Amérique. Mais quel autre régime
en Occident jouirait de la légitimité? Les régimes de parti unique ne dureraient
que par une violence à peine camouflée, par la résignation morne de la population.
Les pays d'Europe orientale nous en apportent la démonstration.
Même
en politique, la querelle de l'historisme garde un caractère abstrait, presque
artificiel. Si l'on pose la question : faut-il déplorer que l'humanité ne se
soit pas arrêtée aux sociétés néolithiques ou aux cités grecques, la réponse
me paraît impossible et la question dénuée de sens. L'animal-homme était programmé
par son patrimoine génétique pour une évolution culturelle. Aux diverses étapes
de cette évolution, l'organisation de la vie en commun se présente sous diverses
formes. Cette diversité, en tant que telle, ne fait pas problème. Ce qui fait
problème, aux yeux des " historistes ", c'est que le mal ici devienne le bien
là. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Le sociologue chante la diversité des langues et des mœurs, la richesse des
expressions de l'humanité elle-même. Au nom de quelle valeur, de quel critère
pouvons-nous choisir entre ces " sociétés ", donner à chacune d'elles une place
à un certain niveau de la hiérarchie, retenir une d'entre elles comme la meilleure
ou l'exemplaire? Dans la même veine, Max Weber disait: laquelle l'emporte de
la culture allemande et de la culture française ? Je réponds : pourquoi poser
la question ? Pour choisir entre elles ? Ou placer l'une au-dessus de l'autre?
La diversité risque, il est vrai, de nous entraîner vers le scepticisme si le
bien et le mal s'intervertissent d'une société à une autre. Je ne juge nullement
qu'il en soit ainsi. L'honnêteté, la franchise, la générosité, la douceur, l'amitié
ne changent pas de signe d'un siècle à un autre, d'un continent à un autre ou
en franchissant les frontières. Bien entendu, la même conduite peut être jugée
agressive dans un groupe, sainement sportive dans un autre. Ni les activités
ni les réussites ne sont appréciées partout selon le même critère. A l'intérieur
de la même société, il n'existe pas un seul type d'homme exemplaire.
Le chevalier, le clerc, le savant n'aspirent pas à la même excellence. Tout
ce qui relève de la culture, telle que la définissent les ethnologues, échappe
à un jugement universel. Qui formulerait un tel jugement appartiendrait inévitablement
à l'une de ces cultures. Il n'existe pas d'observateur au-dessus de la mêlée.
Pour une part, la multiplicité des cultures ressemble à celle des arts : il
faut en admirer la diversité, non en déplorer l'anarchie. Nous autres Occidentaux,
nous sommes au rouet. Plus que tous les autres, nous avons pris conscience de
cette diversité et nous aspirons aux vérités ou aux valeurs universelles. Contradiction
qui travaille, déchire notre conscience historique, mais que nous ne sommes
pas incapables de surmonter, ou, tout au moins, de supporter. Faut-il maudire
la conquête romaine de la Gaule ou la célébrer parce que la France en sortit
? Chacun répondra à cette interrogation, au hasard de son humeur et de son savoir.
(…)
L'histoire de l'humanité est jonchée de cultures mortes, parfois même évanouies de la mémoire des vivants. L'histoire fut tragique pour les Indiens, pour les Incas, pour les Aztèques? Qui en doute? Elle piétine les cadavres des cultures aussi bien que ceux des hommes. Vers quoi va-t-elle ? Ce qui viendra demain justifiera-t-il jamais les souffrances de ceux qui tombèrent sur le chemin ? Là encore, personne ne peut répondre. Aujourd'hui, en ce siècle, nous sommes libérés du provincialisme propre à toutes les cultures passées; libérés du progressisme naïf, libérés aussi du relativisme facile. La vérité des sciences, la reconnaissance de la dignité de tous, nobles ou manants, fondent nos convictions. Les événements du siècle ont dissipé nos illusions,: le progrès de la science ne garantit ni le progrès des hommes, ni celui des sociétés. Les horreurs des régimes hitlérien et stalinien, au rebours d'opinions courantes, nous arrachent à une forme grossière du progressisme. Nous savons que tout, y compris le pire, est possible, mais que le pire n'est pas moralement indiscernable du convenable. (…)
Comment concilier en sa pensée le droit à l'existence de toutes les cultures et l'adhésion résolue à la sienne? Comment concilier en pratique mon appartenance à la nation dont je suis un citoyen, et ma fidélité à mes ascendants juifs ? Comment accepter l'éventualité de l'emploi des armes nucléaires contre des villes, autrement dit la mise à mort de millions d'innocents ? Est-ce que je reprendrais à mon compte la dernière phrase de l'Introduction: " L'existence humaine est dialectique, c'est-à-dire dramatique puisqu'elle agit dans un monde incohérent, s'engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu'une science fragmentaire et une réflexion formelle " ? (…)
J'écrivis, il y a près d'un demi-siècle, que notre condition historique est dramatique. Faut-il dire dramatique ou tragique ? A certains égards, oui, tragique vaut mieux que dramatique. Tragique, la nécessité de fonder la sécurité sur la menace de bombardements nucléaires ; tragique, le choix entre l'accumulation d'armes classiques et la menace nucléaire; tragique la destruction de vieilles cultures par la civilisation industrielle, mais la tragédie ne serait le dernier mot que si un aboutissement heureux, par-delà les tragédies, n'était même pas concevable. Je continue de juger concevable la fin heureuse, très au-delà de l'horizon politique, Idée de la Raison . R.
Aron, Mémoires, Epilogue, Juillard, Paris, 1983, p.1029-1035.